Journal de l'adc
édito en page 3 du journal n°72, ci-contre
La grande désillusion
La nouvelle du licenciement de nombreux journalistes romands, lâchée en février dernier dans les colonnes du quotidien Le Temps, a ébranlé ses lecteurs et plus largement tous les défenseurs de la presse écrite. Si toutes les rubriques de ce titre sont touchées, le bilan pèse lourd du côté de la culturelle, d’autant plus que le dessein des dirigeants s’est rapidement révélé : le journaliste spécialisé n’est plus aimé. On lui préfère désormais le journaliste voltigeur, capable de s’emparer de tous les sujets à la dernière minute. Il est désormais jugé inutile de maîtriser les vocabulaires particuliers des différents domaines. Saisir les différences entre un grand jeté et un pas fouetté, sonder en profondeur ses sujets, c’était bon pour hier. Il faut aujourd’hui rester léger, suivre le vent, et se focaliser sans doute sur les grandes scènes institutionnelles.
Coup dur pour la danse, pour l’adc et pour toutes les structures culturelles qui n’ont pas l’envergure des grosses institutions. D’autant que la danse, comme le théâtre, risque d’être négligée au vu des nouvelles priorités. Si on en parle encore, ce sera par le biais d’un portrait d’une personnalité déjà reconnue, ou alors l’interview du « petit jeune qui monte ». Les journalistes survivants devront être courageux pour chalouper entre les nouvelles exigences de rentabilité et la perte d’une certaine liberté dans l’exercice de leur savoir-faire. Tout sera finalement affaire de marchandage. Une création locale, oui, mais entre deux spectacles d’humour, trois séries télé et une expo parisienne. Et tant pis pour ces milliers de spectateurs qui chaque semaine fréquentent les salles romandes.
Le lendemain de l’annonce des licenciements, on n’en croyait pas ses yeux en découvrant, glissé dans le pli de l’édition du samedi, le nouvel hebdomadaire, T, dont le titre Partir méritait tous les bêtisiers (dur à avaler pour ceux qui ont fait leurs cartons la veille). Dans ce premier numéro, rien de bien neuf ni d’attachant, sauf paradoxalement un horoscope signé Cassandra. On y trouve un humour lettré et un condensé d’intelligence qui fait mouche.
Hélas, nul besoin d’être prophète pour formuler ce qui est à l’œuvre. Sous couvert d’une pseudo sociologie du public, la culture du pouvoir d’achat qui sévit déjà un peu partout frappe désormais de plein fouet les milieux culturels. Le désengagement progressif de la presse pour la culture, l’appauvrissement de la pensée, la disparition des discours critiques sont autant de menaces sur notre écosystème. Journalistes, créateurs, théâtres, spectateurs et pouvoirs publics, à nous de trouver ensemble les chemins de traverse.
Anne Davier